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Liber

Lux perpetua

Franz-Valéry-Marie Cumont

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Quand Cumont mourut, le 20 août 1947, il avait pu relire déjà en premières épreuves l'ensemble de ce livre, sauf le dernier chapitre et les Notes Complémentaires. Les amis qu'il avait chargés de le publier l'ont fait avec un soin pieux. Ils y ont a…

Quand Cumont mourut, le 20 août 1947, il avait pu relire déjà en premières épreuves l'ensemble de ce livre, sauf le dernier chapitre et les Notes Complémentaires. Les amis qu'il avait chargés de le publier l'ont fait avec un soin pieux. Ils y ont ajouté une préface où l'on montre, par l'analyse des travaux antérieurs de Cumont, à l'aide aussi de souvenirs personnels, comment ce dernier livre a été préparé et dans quel esprit il a été écrit. En outre, l'un des éditeurs, M. L. Canet, a enrichi les notes finales des nos XIX à XXXV. Une table des matières très détaillée et un copieux index rendront les plus grands services.

Ce n'est pas la première fois que Cumont abordait le vaste problème du sort de l'âme après la mort. Il y avait consacré déjà ses conférences de Yale en 1921, publiées en 1922 sous le titre After Life in Roman Paganism. L'ouvrage étant peu connu en France, j'en résume ici les grandes lignes pour faire la comparaison avec Lux Perpétua. Après une introduction qui retraçait l'histoire des croyances de l'antiquité sur ce point, depuis les plus anciens usages funéraires jusqu'au néoplatonisme, Cumont exposait, en huit chapitres, les étapes de l'évolution : Vie posthume dans la tombe (I) et aux Enfers souterrains (II) ; Immortalité céleste (III) ; Moyens d'atteindre à l'immortalité : rites, mystères, gnose, philosophie (IV) ; Morts prématurées : enfants, biothanati (V) ; Voyage vers l'au-delà (VI) ; Supplices de l'Enfer et métempsychose (Vil) ; Bonheur des élus (VIII). Tous ces thèmes, dont chacun est essentiel au sujet, devaient être naturellement repris en Lux Perpétua, mais ils y sont mieux ordonnés. L'introduction historique d'After Life a été omise ; c'est maintenant la suite même des chapitres qui montre comment les croyances ont évolué. De plus, comme Cumont ne cessait de poursuivre ses recherches et que, depuis 1922, il les avait conduites sur des champs nombreux et divers, on peut dire que presque tous les points sont traités avec une érudition plus vaste et que cette immense matière est entièrement dominée. C'est là un de ces livres qu'un savant n'ose entreprendre qu'à la fin de sa vie, quand il a gardé, comme dans le cas présent, une mémoire toujours sûre, un rare don de synthèse, une plume vive et lucide.

Le ch. I, Les vieilles croyances, comporte quatre sections. Deux d'entre elles, « la vie dans la tombe » et « les Enfers souterrains », sont reprises d'After Life. Les deux autres, « les offrandes funéraires » et « fantômes et nécromants » sont nouvelles. On remarquera surtout, dans « les offrandes funéraires », ce qui a trait aux fleurs, aromates, cierges allumés. Cumont a introduit là le fruit de ses plus ultimes recherches : son article Lampes et cierges allumés sur les tombeaux, dans les Mélanges Mercati, parus en 1946, est sans doute l'un des derniers qu'il ait écrits.

Comment ces croyances très primitives sur les Enfers souterrains, avec toutes les fables qui les illustraient, ont été l'objet de la critique philosophique pour ne plus rester, au temps de Cicéron, que des contes de bonnes femmes, c'est ce qu'expose le ch. II, qui analyse d'abord les opinions diverses de l'Académie, d'Aristote et des Stoïciens, puis les attaques plus décisives d'Épicure. La fin de ce chapitre (pp. 135 ss.) étudie ce problème si captivant de l'histoire du sentiment religieux chez les Anciens : « pourquoi la société païenne, j'entends ses classes cultivées, a-t-elle passé du scepticisme à la foi en l'immortalité personnelle » vers le Ier siècle de notre ère ? C'est là en effet une des « conversions » les plus singulières de l'histoire, et l'analyse qu'en fait Cumont, fine et nuancée, est une des meilleures parties de l'ouvrage.

Les ch. Ill à VI sont consacrés à « l'immortalité céleste » qui va peu à peu, sous l'Empire, s'imposer à la majorité des esprits. Le ch. Ill retrace les origines et le progrès de cette croyance, des Pythagoriciens à Posidonius et de celui-ci à Sénèque. Sur la question difficile et controversée de Posidonius, Cumont a d'excellentes remarques (pp. 158-159). Je souscris entièrement à celle-ci (p. 159) : « C'est singulièrement restreindre la question à résoudre (se. l'origine du mysticisme astral) que de la traiter, en éplucheur de textes, comme une filiation verbale de philosophe à philosophe. Tout le problème des rapports religieux entre le Levant et le Couchant y est impliqué ». Dans la même page, Cumont met heureusement en valeur un texte, souvent négligé, de Pline l'Ancien (N. II. 11 26, 95) sur ce qu'Hipparque « a établi, mieux que personne, la parenté des astres avec l'homme, et montré que nos âmes sont une parcelle du feu céleste ». Notons que c'est là la doctrine expresse du Timée qu'Hipparque (né vers 190) est antérieur de plus d'un demi-siècle à Posidonius (né vers 135). J'aime assez, pour ma part, la formule d'E. R. Dodds (Cl. Qu., 22, 1928, 131) : « the Platonizing Stoic source which the Germans have agreed to call Posidonius ». La dernière partie de ce chapitre expose les formes de l'immortalité céleste : immortalité lunaire, luni-solaire, stellaire, jusqu'à la notion de transcendance totale dans la vision béatifique.

Lieu des élus, lieu des damnés sont corrélatifs et les changements apportés à la notion de l'un entraînent des changements pour l'autre. C'est donc par un mouvement logique que « l'immortalité céleste » (ch. III) a pour complément la « transformation des Enfers » (en. IV). Dès lorsqu'on place les élus au ciel (astronomique), Hadès ne peut plus être sous terre : on le situe désormais ou bien dans l'hémisphère inférieur opposé à la calotte céleste, ou bien sur la terre même (cette deuxième théorie conduisant à une interprétation allégorique des mythes infernaux), ou encore dans l'atmosphère entre la terre et la lune. La deuxième section de ce chapitre décrit « les supplices de l'Enfer ». Ces pages sont entièrement neuves : rien ne leur correspondait dans After Life. Cumont étudie tout particulièrement l'idée du « feu infernal », dont il montre la genèse, et celle du démon bourreau (le démon « vengeur » du Poimandres) ; il utilise à la fois les documents mazdéens, l'apocalyptique juive et chrétienne (apocryphes), notamment la fameuse Apocalypse de Pierre si bien commentée, déjà, par Dieterich (Nelajia). L'historien des antiquités chrétiennes trouvera ici une foule de renseignements précieux.

Hormis le petit nombre des sages qui pensaient gagner le ciel par le seul exercice des vertus intellectuelles et morales, c'est dans l'initiation à des rites de mystères que la plupart des anciens cherchaient le moyen d'atteindre à l'immortalité. Le ch. V sur « les mystères » (grecs d'abord, puis orientaux) résume donc ces pratiques. On ne peut guère être original en un sujet tant de fois étudié. On peut du moins être prudent. Tel se montre Cumont sur Eleusis (excellente Note complémentaire IX sur αγ*θτ, έλπΐς, p. 401) et sur l'orphisme. Quand il aborde les mystères de Bacchus et ceux des cultes orientaux (importante N. C. XII, p. 401), il est sur son terrain propre.

Comment enfin, par quel véhicule, à travers quels obstacles, se fait le voyage vers l'au-delà ? Le chap. VI nous le montre. Il reprend et développe un chapitre correspondant de After Life et offre au public français toutes sortes d'indications intéressantes sur l'échelle, la barque, le cheval, le char, l'oiseau qui mènent l'âme du mort à son dernier séjour, sur les portes qu'il faut franchir, sur les gardiens de ces portes, les mots de passe et les rites qui permettent de les fléchir.

Le chap. VII, L'Astrologie et les Morts Prématurées, est aussi la refonte d'un chapitre de l'After Life, mais avec une bien plus vaste érudition et une disposition nouvelle. Cumont distingue le sort des enfants et le sort des adultes qu'une fin violente empêche de « remplir leurs jours », et de nouveau, parmi ceux-ci, entre les morts non coupables (héros tombés à la guerre, victimes d'un assassinat) et les criminels condamnés à mort. Deux conceptions s'opposent. Dans la première, on ne considère que le fait d'être « mort avant l'heure », d'où vient que l'esprit du mort ne cesse d'errer sur la terre, à la merci des magiciens qui se servent de lui pour leurs charmes. A I'opposé de cette doctrine influencée par l'astrologie, la croyance populaire ne peut accepter l'idée que les morts innocents, enfants, victimes de la guerre, foudroyés, ne jouissent pas d'un sort heureux après la mort. On ne fait exception que pour les suicidés et les gens condamnés au dernier supplice.

Le dernier chapitre VIII, sur le néoplatonisme, qui sert de conclusion à l'ouvrage, est neuf de tout point. Dans la Préface (pp. xxiii ss.), les éditeurs nous apprennent que Cumont s'est particulièrement intéressé à l'écrire ; au printemps de 1947, quelques mois avant de mourir, il confiait a un ami son émerveillement devant le génie de Plotin. Comme dans le cas de saint Augustin, il est possible que le spiritualisme plotinien l'ait conduit à examiner de plus près le spiritualisme chrétien. Ici même (pp. 382 ss.), il en marque les ressemblances et les différences.

Dans les deux dernières pages (385-386), Cumont résume la suite des étapes, depuis la foi populaire au mort dans la tombe jusqu'à l'immortalité céleste où l'âme « vit au milieu des astres divins », et depuis cette croyance jusqu'à la « vision béatifique de la splendeur de Dieu » telle que l'enseigne Plotin. Cependant, — c'est un des points importants du livre, Cumont y insiste dès l'introduction (p. 11) et il le rappelle au terme, — ces croyances ne se sont pas remplacées l'une l'autre. Elles coexistaient en même temps et parfois dans la même âme. N'en va-t-il pas de même aujourd'hui ? Le chrétien qui visite ses tombes le 2 novembre n'en est pas moins persuadé, ou du moins a l'espérance, que ceux qui l'ont quitté sont au ciel. Comme le montre Cumont en conclusion, et cette foi populaire et ces spéculations sublimes sont un héritage de l'antiquité (p. 385). Ce livre se lit d'un trait. Quelque sujet qu'il traite, la matière y est si bien assimilée que tout y parait aisé, limpide, et presque simple. Mais cette simplicité souveraine, qui caractérisait aussi les dernières œuvres de Duchesne (et comment ne pas rappeler ici l'amitié quasi fraternelle qui unissait ces deux beaux esprits ?), est le signe d'une parfaite maîtrise. Lux Perpétua, comme la Psyché de Rohde, sera bientôt un livre classique.

A.-J. Festugière

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